La grenouille dans la marmite
« Imaginez une marmite remplie d’eau froide, dans laquelle nage tranquillement une grenouille. Le feu est allumé sous la marmite. L’eau chauffe doucement. Elle est bientôt tiède. La grenouille trouve cela plutôt agréable et continue de nager.
La température commence à grimper. L’eau est chaude. C’est un peu plus que n’apprécie la grenouille, mais elle ne s’affole pas pour autant, surtout que la chaleur tend à la fatiguer et à l’engourdir.
L’eau est vraiment chaude, maintenant. La grenouille commence à trouver cela désagréable, mais elle est aussi affaiblie, alors elle supporte, elle s’efforce de s’adapter et ne fait rien.
La température de l’eau va ainsi continuer de monter progressivement, sans changement brusque, jusqu’au moment où la grenouille va tout simplement finir par cuire et mourir, sans jamais s’être extraite de la marmite.
Plongée d’un coup dans une marmite à 50°C, la même grenouille donnerait immédiatement un coup de patte salutaire et se retrouverait dehors. »
(Clerc, Olivier, 2021 : La grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite… et autres leçons de vie, Marabout, pp. 17-18 ; source originale : Rubin, Marty, 1987 : The Boiled Frog Syndrome, Alyson Publications).
Commentaires
Cette histoire a tous les traits d’une métaphore, dont Olivier Clerc dit qu’elle a l’avantage de pouvoir s’appliquer à diverses réalités et de transcender le temps (et on pourrait ajouter, l’espace) : « Le savoir vieillit, la connaissance, non » (Clerc 2021 : 11).
Or, cette histoire « nous montre qu’une détérioration suffisamment lente échappe à notre conscience et ne suscite, la plupart du temps, pas de réaction, pas d’opposition, pas de révolte de notre part » (Clerc 2021 : 18) :
« Le principe général de cette métaphore [est] la non perception d’un changement progressif, et donc l’absence de réaction adaptée […]. » (Clerc 2021 : 18)
L’individu s’englue alors dans :
– sa zone de confort,
– sa routine quotidienne,
– ses habitudes et ses schémas mentaux (ses pensées limitantes),
– notre confort matériel,
au point de ne plus pouvoir en sortir. À quel point l’individu est-il conscient de ces changements de température (lent processus de déclin), dans des secteurs aussi divers que :
– La santé : en prenant 1 kilo par année, soit 20 kilos en 20 ans, l’obésité guette, dont il sera alors difficile de sortir. L’inattention quant à la faible qualité de son alimentation, à ses modes de consommation, à son inactivité physique, etc., ne se paie pas du jour au lendemain. Quand la maladie est là, il est souvent très tard ou trop tard pour réagir. Le dalaï-lama aurait dit : « L’homme me surprend. Il sacrifie sa santé pour gagner de l’argent. Puis, il dépense cet argent pour recouvrer sa santé ».
– Le travail : en se contentant de travailler (produire) sans prendre soin de sa capacité de production, le licenciement guette, dont il sera très difficile de se remettre. Croire que son emploi est garanti à vie, et ainsi ne pas veiller à son employabilité et à son réseau professionnel, peut avoir un impact considérable en cas de licenciement, qu’elle qu’en soit la raison. Et dans le meilleur des cas, la personne pourrait être emprisonnée dans son emploi, qu’elle pourrait finir par détester.
– Le couple : en tombant peu à peu dans la routine, le divorce guette. L’absence de dialogue, l’égoïsme, l’accumulation de rancœurs, etc., éclipsent la relation, qui décline inexorablement. Quand l’adultère ou le divorce frappe à la porte, il est souvent très tard ou trop tard. Et dans le meilleur des cas, le couple sera acculé dans un immobilisme frustrant, incapable d’affronter une séparation (solitude, regard des autres…).
– L’argent : en augmentant sans cesse les charges fixes (location, leasing, crédit immobilier, micro-crédit…), les difficultés financières guettent. Si les charges fixes sont importantes, elles obligent à gagner suffisamment pour les supporter. De plus, baisser son niveau de vie est très souvent vécu péniblement : plus on gagne, plus on dépense. Cette spirale enferme dans une prison dorée, dans le meilleur des cas. Car si les revenus baissent pour une raison ou une autre (licenciement, crise économique, etc.), la baisse nécessaire de son niveau de vie et les conséquences directes (surendettement) seront pénibles.
– L’intolérance : en laissant passer des discours et mesurettes xénophobes, l’autoritarisme guette. L’effondrement des religions classiques, pas véritablement remplacées par d’autres référentiels, amène à un effondrement des valeurs sociales, que les médias sociaux ne peuvent remplacer. Accepter l’inacceptable (la pauvreté, le racisme, la violence, etc.) sans réagir conduit irrémédiablement à un asservissement progressif aux extrémismes. Matin brun, de Franck Pavloff, est une métaphore exemplaire de ces dérives.
– La préservation de l’écosystème : en gardant ses habitudes en dépit du réchauffement climatique, de la déforestation, etc., l’extinction de l’humain guette. La surexploitation des sols, la pollution, la surconsommation, le changement climatique, enfin et surtout l’effondrement de la biodiversité, vont conduire à une sobriété forcée et inégale, voire à l’extinction de l’humain.
Or, en paraphrasant cette maxime injustement attribuée à Marc Aurèle, il faudrait avoir la capacité de discerner les changements conjoncturels et ponctuels des changements plus profonds, pour accepter les premiers et résister aux seconds ; il faudrait avoir la capacité de discerner ce qui relève de nos préférences (accepter) de ce qui relève de nos principes fondamentaux (résister).
Cette lucidité nécessaire pourrait venir de la confrontation externe (lire, écouter des débats…) et de la confrontation interne (méditation). Olivier Clerc ajoute que pour pouvoir observer ces changements lents, imperceptibles, mais progressivement catastrophiques, il faudrait se doter d’étalons : « […] Nous doter d’un référentiel pourvu d’une limite inférieure non négociable, et surtout d’un idéal vers lequel nous élever » (Clerc 2021 : 30). Et l’auteur, ajoutant la question de la discipline, résume ainsi les diverses facettes de cette histoire métaphorique :
« [Comment ne pas succomber au piège de la grenouille dans la marmite ?] En ne cessant d’élargir et d’accroître notre conscience, d’une part, en aiguisant notre mémoire pour conserver des éléments de comparaison entre le passé et le présent, ainsi qu’en ayant recours, d’autre part, à des étalons fiables pour évaluer les changements, étalons que l’on prendra soin de choisir parmi les moins sujets aux fluctuations des modes, des époques et des tendances. Enfin, en faisant d’idéaux le carburant d’un constant dépassement de soi.
Ce n’est pas un hasard si l’entraînement et le développement de la conscience sont l’un des points communs de toutes les pratiques spirituelles : conscience de soi, conscience du corps, conscience du langage, conscience de ses pensées et de ses émotions, conscience d’autrui, états de conscience supérieurs. » (Clerc 2021 : 35)
À noter enfin deux variantes :
– ce qui est dit des individus est transposable aux sociétés (exemple : préservation de l’écosystème). Dans L’éveil, Laurent Gounelle (2022 : 95) évoque cette histoire pour illustrer comment la manipulation des masses s’exerce par couches successives anesthésiantes, essentiellement à travers les médias de masse et les réseaux sociaux.
– ce qui est dit des dégradations progressives l’est aussi des améliorations progressives. Ne pas percevoir, pour les mêmes raisons, une amélioration progressive de son ou sa collaboratrice, de son enfant, de son ou sa conjointe, de soi-même, etc., peut aussi avoir des effets délétères, à commencer par le découragement de l’autre.
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