La cruche fêlée
« Une vieille femme possède deux grands pots, chacun suspendu au bout d’une perche, qu’elle transporte sur son épaule pour aller chercher de l’eau. À la fin de sa longue marche, du puits vers la maison, l’un des deux pots, fêlé, n’est plus qu’à moitié rempli d’eau. Le pot intact est très fier de lui. Mais le pauvre pot fêlé, lui, a honte de son imperfection, triste de ne pouvoir faire que la moitié de son travail. Au bout de deux années, il s’adresse à la vieille dame, alors qu’ils sont près du puits :
– J’ai honte, car ma fêlure laisse l’eau goutter tout le long du chemin vers la maison.
La vieille femme sourit :
– As-tu remarqué qu’il y a des fleurs sur ton côté du chemin, alors qu’il n’y en a pas de l’autre côté ? Comme j’ai toujours su ta fêlure, j’ai semé des graines de ton côté du chemin. Chaque jour, sur le chemin du retour, tu les as arrosées. Pendant deux ans, grâce à toi, j’ai cueilli de superbes fleurs pour décorer ma table. »
(Lenoir 2012 : 123-124)
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Ce conte, qui se retrouve notamment parmi les contes de l’application de méditation Petit bambou, éclaire la manière dont tout un chacun à sa place sur terre et, à sa manière, peut contribuer au bien-être général : « Si la vie n’est qu’un passage, sur ce passage, au moins, semons des fleurs » (Montaigne).
Et d’une certaine manière, tout un chacun est une cruche fêlée, chacun à sa partie sombre, ses imperfections, ses défauts, ses failles, ses fragilités. Et « c’est par ces fêlures que peut entrer la lumière »… Alors, peut-être est-il temps d’arrêter de considérer ses défauts, et ceux des autres, comme négatifs, en acceptant chacun tel qu’il est, à commencer par soi-même, et en essayant de voir ce qu’il y a de meilleur en chacun.
Pour Fabrice Midal, c’est la fêlure qui rendrait humain : « Nous vivons dans la hantise de la fêlure, dans la différence, dans un pseudo-perfectionnisme qui a certes toujours existé mais qui, aujourd’hui, est en train de se transformer en maladie grave. Nous rêvons d’un monde aseptisé où ne régneraient que la paix et le bonheur » (Midal 2020 : 65).
Cette apologie de la différence, de la fêlure, de la vulnérabilité, de l’infirmité, est modélisée par le Processus de Production du Handicap (PPH). Ce modèle part du constat d’une division dichotomique entre les personnes « handicapées » (porteuses d’anormalités) et les personnes « normales ». Selon ce modèle, l’environnement serait en partie responsable de ce que l’on appelle le handicap :
– Sans lunettes de vue, très nombreuses seraient les personnes « handicapées ».
– Si la hauteur des plafonds était fixée à 140 cm, très nombreuses seraient les personnes « handicapées », mais ni les personnes en chaise roulante, ni les personnes naines, ni les hobbits le seraient…
Ainsi, la cruche fêlée (handicapée) peut contribuer, à sa manière, au bien-être, pour autant que son environnement (semer des fleurs) le lui permette.
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