Les aveugles et l’éléphant
« Un jour, un roi réunit des aveugles de naissance et leur dit :
– Connaissez-vous les éléphants ?
Ils répondirent :
– Ô grand roi, nous ne les connaissons pas, nous ne savons pas de quoi il s’agit.
Le roi leur dit encore :
– Désirez-vous connaître leur forme ?
Les aveugles répondent encore en cœur :
– Nous désirons la connaître.
Aussitôt, le roi ordonne à ses serviteurs d’amener un éléphant et demande aux aveugles de toucher l’animal. Parmi ceux-ci, certains, en tâtant l’éléphant, touchent la trompe et le roi leur dit :
– Ceci est l’éléphant.
Les autres saisissent soit une oreille, soit les défenses, soit la tête, soit le flanc, soit la cuisse, soit la queue. À tous, le roi dit :
– Ceci est l’éléphant.
Puis le roi demande aux aveugles :
– De quelle nature est l’éléphant ?
L’aveugle qui a touché la trompe dit :
– L’éléphant est semblable à une grosse liane.
Celui qui a touché l’oreille dit :
– L’éléphant est semblable à une feuille de bananier.
Celui qui a touché une défense dit :
– L’éléphant est semblable à un pilon.
Celui qui a touché la tête dit :
– L’éléphant est semblable à un chaudron.
Celui qui a touché le flanc dit :
– L’éléphant est semblable à un mur.
Celui qui a touché la cuisse dit :
– L’éléphant est semblable à un arbre.
Celui qui a touché la queue dit :
– L’éléphant est semblable à une corde.
Ils s’accusent mutuellement d’avoir tort et leur discussion s’envenime. Le roi ne peut s’empêcher de rire, puis il prononce cette parole :
– Le corps de l’éléphant est unique, ce sont les perceptions divergentes de chacune de ses parties qui ont produit ces erreurs. »
(Lenoir 2012 : 24-25)
Commentaires
Ce conte, qui se retrouve dans L’enseignement de Ramakrishna (2021 : 233), illustre le paradigme aveugle « avoir raison / avoir tort » : chacun campe sur son point de vue et estime « avoir raison », tandis que les autres « ont tort », faisant fi de la complexité du monde. Pourtant, écouter les autres est peut-être le seul moyen d’arriver à une vision plus juste du monde, dans toute sa complexité, et ce d’autant plus qu’avec un regard pluriel et systémique, il est possible d’avoir une vision élargie (le tout étant plus grand que la somme des parties).
Pierre Rabhi, dans La tristesse de Gaïa, illustre ce récit par l’exemple fascinant de la Terre : pendant des siècles, on a cru que la Terre était plate, avant de découvrir sa rotondité (Rabhi 2021 : 41), ce qui rapproche cette histoire de la théorie du cygne noir.
Dans L’âme du monde, Frédéric Lenoir utilise quant à lui cette parabole pour illustrer la difficulté à circonscrire la question de la spiritualité (« divinité » chez Ramakrishna) :
Il en va de même pour les tenants des différentes doctrines religieuses, conclut le soufi. Chacun parle de Dieu, du divin ou de l’Absolu selon la perception limitée qu’il en a. Et aucune religion ne peut prétendre posséder la totalité de la Vérité. Celle-ci s’est comme éclatée en morceaux en se manifestant dans le monde. (Lenoir 2012 : 25)
Réinterrogeant la notion de « réalité », perçue à travers les cinq sens, elle renvoie à des concepts très divers, parmi lesquels l’univers que l’on construit à partir de sa propre « réalité », parfois depuis le fond d’un puit, ou d’une caverne selon Socrate, et les pensées limitantes qui en résultent.
Cette parabole ne doit toutefois pas conduire au relativisme, à savoir que toutes les idées et tous les points de vue se valent… Si « ce qui compte, ce n’est pas de gravir cette montagne, ou bien celle-ci, ou bien encore celle-là, mais de parcourir le chemin » (Lenoir 2021 : 26), il en va de même de la pensée : les pensées sclérosées et sourdes à la critique sont dangereusement immobiles et ne mènent nulle part. Il en va de même lorsque la tasse est pleine…
La règle d’or de la conduite est la tolérance mutuelle, car nous ne penserons jamais tous de la même façon, nous ne verrons qu’une partie de la vérité et sous des angles différents. (Mahatma Gandhi)
0 commentaires