La pièce tapissée de miroirs

par | Nov 5, 2021 | 0 commentaires

« Cet homme-là s’aimait beaucoup. Et comme il était fortuné, pour se contempler à son aise il avait fait dans son palais tapisser sa chambre secrète, jusque sous le lit, de miroirs. Il s’y enfermait tous les soirs, s’y faisait des mines royales et s’admirait, face et profil, et souriait à son image. Il s’estimait beau comme tout et s’en trouvait ragaillardi.
Un matin, il quitta les lieux en laissant la porte entrouverte. Son chien entra, vit d’autres chiens. Il renifla. Ils reniflèrent. Il aboya. Ils aboyèrent. Furieux, il se rua sur eux. Le combat fut épouvantable. Les batailles contre soi-même sont les plus féroces qui soient. Le chien mourut, exténué. Son maître en fut si désolé qu’il ordonna, la voix brisée, de murer la maudite porte. Or un derviche, par hasard (les contes font de ces miracles), passait ce jour-là par chez lui.
– Ce lieu peut beaucoup vous apprendre, lui dit-il. Laissez-le ouvert.
– Comment cela ? demanda l’homme.
– Le monde est comme vos miroirs. Il est neutre. Il renvoie, fidèle, l’image que nous lui offrons. Soyez content, le monde l’est. Soyez anxieux, il l’est aussi. Dans chaque être, dans chaque instant, insupportable ou bienheureux, nous ne voyons rien du dehors. Nous ne voyons que notre image. Allez consulter vos miroirs et comprenez ce qu’ils vous disent. Alors toute peur, tout refus, tout combat s’en iront de vous. »

(Gougaud 2013 : 174-175)

Commentaires

Ce conte illustre le fonctionnement dominant de la manière de se représenter le monde, à savoir un prisme parcellaire, limitant, sélectif et erroné d’une réalité inaccessible :

– La manière dont on perçoit le monde est parcellaire, et on devrait s’en méfier, à l’instar du conte des aveugles et de l’éléphant.
– La manière dont on perçoit le monde est limitante, car elle dépend de sa propre capacité à dépasser sa vision, à l’instar du conte des deux grenouilles dans le puit.
– La manière dont on perçoit le monde est sélective, car elle dépend de ce à quoi on prête attention, à l’instar du conte du grillon dans la ville.
– La manière dont on perçoit le monde est erronée, car elle dépend de ses croyances limitantes, à l’instar du conte de l’éléphant enchaîné.

Finalement, la manière dont on perçoit le monde est intangible, prenant forme à travers la manière même dont on le perçoit, à l’instar du conte du vieux sage et du marchand, reflet (miroir) de la manière de percevoir son propre univers : en modifiant la manière de percevoir son univers, on change d’univers.

Frédéric Lenoir, évoquant ce conte d’un homme imbu de lui-même (2012 : 121), résume bien cette situation :

« Un homme pessimiste voit partout dans le monde des signes négatifs qui confirment son pessimisme. Un homme optimiste voit partout des signes d’espoir qui confirment son optimisme. […] Un homme craintif a beaucoup plus de chances de se faire agresser qu’un homme sans peur ; un homme complexé de se faire rejeter qu’un homme sûr de lui. […] Dans chaque être et chaque instant, heureux ou douloureux, facile ou difficile, nous ne voyons jamais que notre seule image » (Lenoir 2012 : 121-122).

Raison pour laquelle il faudrait commencer peut-être par vider son esprit, pour permettre à d’autres dimensions d’une réalité intangible de prendre place.

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