Les clous dans la palissade
« Il était une fois un petit garçon terriblement entêté, qui se mettait constamment dans des rages folles, brisant tout autour de lui. Un jour, son père le prit par la main et le conduisit jusqu’à la clôture située au fond de leur jardin :
– À partir d’aujourd’hui, chaque fois que tu piqueras une colère à la maison, enfonce un clou dans la clôture. Comme ça, au bout d’un certain temps, tu verras combien de fois tu te seras emporté. D’accord ?
– Pourquoi pas ? se dit l’enfant. Je vais essayer.
Et désormais, à chaque colère, il allait planter un clou dans la clôture. Jusqu’au jour où il fut horrifié de voir tant de clous dans la palissade.
Son père lui dit :
– Tu vois? Il faut que tu apprennes à te dominer. Si tu arrives à ne pas sortir de tes gonds pendant toute une journée, tu pourras retirer l’un des clous de la clôture.
– Si je me mets en colère une seule fois, il faut que je plante un clou, mais, pour en arracher un seul, je dois me maîtriser toute une journée ! C’est vraiment trop difficile ! se dit le petit garçon.
Au début, il eut énormément de mal, mais il persévéra, et le jour où il ôta le dernier clou de la palissade, il comprit soudain qu’il avait appris à se maîtriser. Tout joyeux, il alla trouver son père :
– Papa, viens voir. Il n’y a plus de clous dans la clôture, et je ne me mets plus en colère!
Le père accompagna son fils au fond du jardin et lui dit d’un ton plein de gravité :
– Écoute, mon garçon, tous les clous ont été arrachés de la clôture, mais les trous y resteront à jamais. Chaque fois que tu te mets en colère contre tes parents, cela leur perce un trou dans le cœur. Quand le clou est enlevé, tu peux demander pardon, mais tu ne pourras jamais faire disparaître le trou. »
(Dan, Yu 2009 : 96-97)
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Ce conte, tiré du Bonheur selon Confucius (Dan, Yu 2009) rejoint deux autres contes, le conte de la barque vide – qui porte sur l’origine de la colère – et le conte du remède à la colère – qui porte sur la manière de la contenir –, pour illustrer trois facettes complémentaires de la colère.
Le présent conte invite à prendre conscience qu’un accès de colère peut faire deux victimes, pas seulement celle qui la subit, mais aussi celle qui se fait déborder par sa colère :« Lorsque quelqu’un est fâché, le premier à souffrir c’est lui. Une personne fâchée n’a l’esprit ni heureux ni paisible » (Michie 2017 : 165). Or, la colère est rarement adressée à la bonne personne, au bon moment et avec la bonne intensité… :
« Ne répondez jamais à la violence par la violence, à l’insulte par l’insulte, à la colère par la colère. La violence conduit à la destruction de soi-même et du monde. Parfois, il est juste que vos colères puissent s’exprimer. Mais apprenez à les maîtriser, à les arrêter au bon moment. » (Lenoir 2012 : 97-98)
La « morale » de ce conte semble comporter une dimension culpabilisante : se mettre en colère contre quelqu’un, c’est comme froisser une feuille (on peut bien la lisser par des excuses, elle en conservera néanmoins les stigmates). Cette « morale », qui souligne donc le caractère parfois irrémédiable de certains de nos actes et paroles, invite à la précaution :
« Nous nions l’impact négatif de nos accès de colère en les justifiant. Nous affirmons par exemple qu’il est naturel et adéquat de répondre ainsi aux injustices que les autres manifestent à notre égard. Ou que nous nous élevons, grâce à eux, contre les injustices du monde. Mais en réalité, tout cela est faux et une manipulation de l’ego. » (Barry, Catherine, 2013 : Sagesse du Dalaï Lama, First, p. 23)
Mais il y a des colères qu’il est juste d’exprimer et les refouler pourrait être tout aussi dommageable, pour soi comme pour les autres. Pour soi, car si on n’en fait rien, si on la refoule, une énergie de faible vibration s’installe en soi. Pour l’autre, car lui ou une autre personne risquerait d’en faire les frais : à force de la contenir, la colère risque de resurgir avec une intensité disproportionnée en regard de l’événement qui semble l’avoir déclenché : à force d’être tendu, l’arc cède… Wayne-W. Dyer, dans Vos zones erronées, considère que la colère ne serait donc pas un « attribut fatal et, s’agissant de la conquête du bonheur et de l’accomplissement de soi, elle n’est d’aucun secours » (Dyer 2014 : 309) :
« La contrariété, l’irritation et la déception sont des sentiments que vous continuerez très vraisemblablement d’éprouver car le monde ne tournera jamais comme vous le voudriez. Mais il est possible d’extirper cette réaction préjudiciable qu’est la colère. » (Dyer 2014 : 311)
L’auteur ne demande pas de ne jamais se mettre en colère, mais à ceux qui prétendraient que ne pas donner libre cours à sa colère aurait un impact négatif sur sa santé (ulcère par exemple), l’auteur répond que « certes, la libérer est plus sain que la refouler. Mais il y a une solution plus saine encore : ne pas se mettre du tout en colère » (2014 : 310). Plusieurs voies sont évoquées pour éviter la colère, parmi lesquelles tenir un « journal de la colère » qui répertorierait les moments de colère, leur contexte et leurs éléments déclencheurs, outil efficace pour mieux anticiper, comprendre et gérer ainsi ses colères.
Mais si des colères seraient légitimes, quelle est finalement leur origine et surtout comment les contenir et les exprimer avec justesse ? Telles sont les deux questions auxquelles répondent le conte de la barque vide et le conte du remède à la colère.
En conclusion, sans prétendre qu’il faille éradiquer la colère, il conviendrait de se souvenir que « le sage utilise la colère ; l’homme ordinaire en est victime ».
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