Le moine endeuillé

par | Déc 26, 2020 | 0 commentaires

Un jour, le grand maître tibétain Marpa perdit son fils unique. Inutile de dire que le maître fut très affligé par la perte de cet enfant. Ces disciples […] étaient très affectés de voir leur maître ainsi démoralisé. Toutes leurs certitudes étaient en train de voler en éclat : où est donc la vérité ?
Un jour, un des disciples osa affronter le maître et lui posa cette question : « Ô, maître vénéré, nous voyons bien que vous êtes affecté par la mort de votre fils. Mais votre enseignement de la Sagesse ne dit-il pas que l’attachement pour toutes choses et tous les êtres est une illusion ? Et la perte des choses ou des êtres n’est-elle pas alors une illusion ? » Et il attendit humblement la réponse. Marpa lui répondit exactement ceci : « Ô, disciple zélé, tu as parfaitement raison, la mort de mon fils est une illusion – mais c’est une super illusion ! » et le disciple comprit en voyant, à la fois les larmes et le sourire de son maître, ce qu’il voulait dire, se souvenant alors de l’identité entre Samsãra et Nirvãna.
[…] Marpa était un être éveillé, mais aussi un être profondément ancré dans le monde.

(Lama Darjeeling Rinpoché 2014 : métaphysique informationnelle)

Commentaire

Ce conte présente probablement un faisceau très riche d’enseignements, dont en voici quelques-uns.
Lorsque Chögyam Trungpa rapporte cet événement dans Pratique de la voie tibétaine (1976), il évoque l’idée de vivre l’instant présent : « Lorsque nous faisons pour la première fois véritablement l’expérience de l’ordinaire, c’est quelque chose de très extraordinairement ordinaire, au point que l’on peut dire que les montagnes ne sont plus des montagnes, ni les rivières des rivières – parce que nous voyons les choses tellement ordinaires, tellement précises, tellement “comme elles sont”. » (Chögyam Trungpa 1976 : 58). Il observe par ailleurs que « Marpa était simplement un homme ordinaire, concentré sur chaque détail de sa vie. Il n’a jamais essayé de devenir quelqu’un de spécial. Quand il perdait patience, il le faisait et donnait des coups. Tout simplement. Il ne jouait pas la comédie. » (Chögyam Trungpa 1976 : 57). Il fait alors référence au matérialisme spirituel, ainsi défini : « Nous pouvons nous illusionner en pensant que nous nous développons spirituellement, alors qu’en fait nous usons de techniques spirituelles pour renforcer notre ego. Cette distorsion fondamentale mérite le nom de matérialisme spirituel » (Chögyam Trungpa 1976 : 11). En conséquence, la recherche d’une certaine spiritualité ne doit pas se faire au détriment d’un renoncement à l’instant présent d’une part, et à sa propre identité d’être humain d’autre part : on doit être tel que l’on est, ici et maintenant, sans tricher, en vivant pleinement ses bonheurs, ses malheurs et ses émotions ; en les accueillant.
Dans Changer d’univers (2014), Lama Darjeeling Rinpoché complète l’évocation de cette histoire par le commentaire suivant : « La mort de son fils était une “super illusion” qui l’avait beaucoup affecté, car même si les phénomènes sont des illusions, même si tout est réduit à la conscience et que la conscience elle-même n’est rien que du vide, Marpa n’était pas un légume amorphe et autiste » (Lama Darjeeling Rinpoché 2014 : métaphysique informationnelle). En d’autres termes, saisir l’illusion de toute chose ne doit pas empêcher de vivre pleinement cette illusion :

« […] On agit sans rechercher le fruit des actions [vacuité, ndlr], on prend les choses, les situations, les êtres, un à un, pour ce qu’ils sont à l’instant présent. S’il y a des souffrances à endurer, on les endure, s’il y a des plaisirs à vivre, on les vit. S’il faut faire la vaisselle, on fait la vaisselle. S’il faut déboucher l’évier, on débouche l’évier. La mort d’un enfant est une perte, une affliction, une souffrance, mais c’est aussi une super illusion, une occasion de dépasser certaines choses en soi, de vivre autre chose, autrement. Cette perte devient alors une balise sur le Sentier de Sagesse » (Lama Darjeeling Rinpoché 2014 : métaphysique informationnelle).

On en revient ainsi à l’instant présent, avec ses hauts et ses bas, à vivre tels qu’ils sont donnés. Et les plus grands malheurs sont parfois le terreau d’un important saut qualitatif (« occasion de dépasser certaines choses en soi »), d’un virage au sens (Tolle 2018).

***

Dans Pratique de la méditation (2016), Fabrice Midal, évoquant cette histoire, répond ainsi à la question « Mais je croyais que la méditation donnait la paix intérieure ? » :

« Quand la vie blesse, quand vous êtes submergé par une émotion, la voie ne consiste pas à vous réfugier dans un abri douillet de paix. À respirer pour ne plus être stressé. À ne plus rien ressentir. Elle consiste à accepter les épreuves. À reconnaître que, sans ombre, il n’y a de lumière qu’artificielle ! N’ayez plus peur de vos émotions et de la vie. Voilà la paix véritable ! Voilà la leçon de la méditation. » (Midal 2006 : chapitre VII.1)

Ainsi, on comprend à la fois les larmes et le sourire de Marpa, triste d’avoir perdu son fils, en paix par l’accueil de cette émotion et l’occasion de grandir qu’elle offre. On peut illustrer, de manière un peu caricaturale, cette distinction par l’exemple de la distinction entre la douleur et la souffrance. Frédéric Lenoir reconnaît que la douleur est universelle (première noble vérité) : « Mais lorsqu’à la douleur physique ou morale s’ajoutent la colère, la tristesse, la haine, le ressentiment, le refus, le déni ou la plainte, alors la souffrance psychique et spirituelle vient s’ajouter à la douleur objective que nous ressentons » (Lenoir 2018 : 44).
Eckhart Tolle (2003) évoque ainsi l’illusion dans un chapitre consacré à la mort. Il fait d’abord un lien entre deuil et mort : « Chaque fois qu’une perte profonde survient dans votre vie – celle de vos biens, de votre maison, d’une relation intime ; ou celle de votre réputation, de votre travail ou de vos capacités physiques –, quelque chose meurt en vous » (Tolle 2003 : 106). L’auteur décrit ensuite cette double détente, à savoir vivre l’émotion tout en préservant sa paix intérieure :

« Dans ce cas, ne niez pas et n’ignorez pas votre douleur ni votre tristesse. Acceptez leur présence. Méfiez-vous de la tendance de votre mental à élaborer autour de cette perte une histoire dans laquelle vous vous donnez le rôle de victime. La peur, la colère, le ressentiment où l’apitoiement sur soi sont les émotions qui accompagnent ce rôle. Puis, prenez conscience de ce que cachent ces émotions et cette construction du mental : ce trou, cet espace vide. Pouvez-vous affronter et accepter cet étrange sentiment de vide ? Le cas échéant, vous découvrirez peut-être que cet espace n’est pas si terrifiant. Vous aurez peut-être la surprise de constater qu’une paix en émane » (Tolle 2003 : 107).

Ainsi, la mort elle-même devient illusion, entre conscience éternelle et forme éphémère : « La mort est alors perçue, en fin de compte, comme une illusion – tout comme la forme à laquelle vous vous étiez identifié » (Tolle 2003 : 109).

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