La parabole de l’âne du Buridan
Un âne, après une longue journée de labeur, se trouve à égale distance entre un picotin d’avoine et un seau d’eau. Faute de pouvoir choisir entre la nourriture et le breuvage, il se laisse mourir de faim et de soif.
Parabole attribuée à Jean Buridan
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La parabole de l’âne de Buridan n’apparaît en tant que telle dans aucune œuvre de Jean Buridan, philosophe du XIVe siècle. Jean Buridan reprend toutefois un paradoxe évoqué par Aristote, qui s’interroge sur la cause du mouvement et de la décision.
En ce sens, l’expression « être comme l’âne de Buridan » décrit une personne hésitante, indécise, incapable de trancher entre deux choix d’apparence égaux. Autrement dit, c’est une manière imagée de caractériser une forme de paralysie face à deux options perçues comme équivalentes, le tout conduisant à une impasse :
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- Cette parabole permet d’interroger la dynamique des décisions et met en exergue la difficulté qu’il peut y avoir à choisir ;
- Elle suggère entre les lignes l’importance d’investiguer diverses options avant de décider ;
- Elle rappelle combien il est parfois important de prendre des décisions et pointe de ce fait les dangers de l’indécision.
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Plusieurs leçons peuvent ainsi en être tirées.
Dépasser la vision binaire d’une situation
Le dilemme de l’âne de Buridan se présente sous les traits d’une logique binaire : eau ou avoine. En ce sens, il fait écho au « choix cornélien », que l’on doit à diverses tragédies de Corneille, où des choix à double contrainte (injonctions contradictoires, rendant toute option impossible sans conséquences négatives) sont incarnés par des personnages devant opter entre la raison et les sentiments : dans Le Cid, Rodrigue doit choisir entre laver l’honneur de sa famille (en éliminant le père de Chimène) et son amour pour Chimène ; dans Polyeucte, ce dernier est déchiré entre sa foi chrétienne et son amour pour Pauline.
On retrouve ce même type de dilemmes, de manière plus violente encore, dans le Choix de Sophie, roman de William Styron, où un officier nazi contraint l’héroïne, lors de son arrivée à Auschwitz, à choisir qui sauver entre son fils et sa fille, choix qui la hantera toute sa vie.
Il y a cependant une différence entre les choix habituels auxquels nous sommes confrontés, et le dilemme (parabole de l’âne de Buridan ; choix cornélien ; choix de Sophie) : un choix peut théoriquement impliquer plusieurs possibilités, tandis que le dilemme ne présente que deux alternatives qui s’excluent mutuellement. De plus, dans le dilemme, quel que soit le choix retenu, les conséquences seront négatives : face à un dilemme, pas de « bon » ou de « meilleur » choix.
Or, cette perception de devoir choisir entre deux alternatives antagonistes est souvent le résultat d’une vision étriquée, d’un biais cognitif induit par notre culture très largement manichéenne (bien vs mal), à l’inverse de cultures fondées par exemple sur le Yin et le Yang. Un premier préalable serait donc de dépasser cette apparente dualité, qui nous mettrait face à deux alternatives contradictoires et toutes deux insatisfaisantes, et entre lesquelles on serait contraint de choisir.
Que ce soit dans notre vie professionnelle ou notre vie privée, certains choix peuvent s’apparenter de prime abord à ces dilemmes : quitter son travail (et être au chômage) ou rester insatisfait dans sa fonction ; quitter son conjoint (et se retrouver seul) ou devoir le supporter… Combien se sont posé ces questions toute leur vie, sans jamais choisir et passer à l’action, singeant Jacques Villeret et Josiane Balasko dans Un crime au paradis ? La question se pose alors de savoir ce qui bloque la dynamique décisionnelle : qu’est-ce qui fait qu’entre l’eau et l’avoine, on est empêché de décider.
Rechercher de multiples options
Pour dépasser ces apparents dilemmes, une solution est de générer de multiples options. Plutôt que de trancher de manière binaire, il faudrait se fixer comme préalable de rechercher plusieurs alternatives. La manière de poser le problème et ses réponses devient ainsi fondamentale : quelles sont réellement les différentes alternatives (plus que deux) qui se présentent ?
R. H. Schuller, dans Tough Times Never Last, But Touch People Do !, propose le jeu des possibles, qui consiste précisément, face à un problème, à énumérer et poser sur papier 10 options envisageables, puis seulement de procéder par élimination. Cette recherche créative peut se faire même si certaines solutions paraissent extravagantes ou affabulatrices (voir les 10 commandements à même d’évaluer l’à-propos d’une idée). Ce jeu des possibles permet de sortir du cadre binaire étriqué. Prenons l’exemple de tensions dans un couple :
1. Rester et supporter.
2. Divorcer et se retrouver seul.
… mais aussi
3. S’engager dans une thérapie de couple, pour s’aider à identifier les nœuds et à y trouver des remèdes en se fixant de nouvelles règles (quitte à ce que la séparation soit le remède).
4. Rechercher une activité qui pourrait être partagée : prendre des cours de danse, se mettre au tennis, s’inscrire dans un atelier de cuisine, retaper un vieux bateau…
5. Prendre un amant ou une maîtresse, voire se mettre d’accord dans ce sens (couples libertins).
6. Fuir dans le travail.
7. Occire son partenaire (option extravagante largement explorée par Jacques Villeret et Josiane Balasko).
8. Prendre des appartements séparés, tout en restant en couple.
9. Louer une résidence secondaire, ce qui permet à l’un des deux de s’y échapper de temps à autres, mais aussi d’y passer des bons moments ensemble.
10. Se donner 2 semaines de vacances par année séparés, où chaque partenaire réalise ses rêves (de voyage par exemple).
Conduire une analyse raisonnée des différentes options
Suite à ce travail d’exploration, la présente parabole invite à analyser la situation et les différentes solutions qui se présentent. Certes, le dilemme de l’âne de Buridan représente des situations où l’embarras du choix conduit à la paralysie, comme dans l’histoire du lion et du tabouret. Or, il serait important d’éviter la précipitation autant que la paralysie. Dans ses écrits, Jean Buridan plaide d’ailleurs pour un choix raisonné, quitte à retarder ses choix pour analyser plus finement la portée de chacune des alternatives qui se présentent, ce qui ne témoigne pas d’une incapacité à choisir, mais plutôt de la vertu de mener un choix éclairé.
Il s’agit d’analyser toutes les options et d’examiner les avantages et inconvénients dans l’adoption et le rejet de chacune des options. Cela peut passer par la prise de recul (via la méditation, le sport ou « passer la nuit dessus ») ou encore par la consultation (experts, entourage…).
De prime abord, dans la parabole de l’âne de Buridan, le choix paraît inextricable : affamé et assoiffé, l’âne meurt de faim et de soif, faute de choisir entre le picotin d’avoine et le seau d’eau. Mais en analysant plus finement les deux alternatives, un choix aurait été possible : pouvant survivre plus de trois semaines sans manger mais pas plus de trois jours sans boire, il aurait été préférable de se désaltérer en premier – en vérité, l’âne ne meurt pas de faim, mais bien de soif. Une analyse raisonnée des deux options conduirait donc au raisonnement suivant : le corps pouvant résister moins longtemps sans boire que sans manger, boire devrait être la priorité. Le choix raisonné plaiderait ainsi pour se diriger vers l’eau. Ce choix aurait pour conséquences qu’une fois l’eau bue, l’âne serait libéré du choix initial et pourrait se diriger vers le picotin d’avoine. C’est donc sur une analyse posée qu’un choix peut être opéré.
De même, dans le choix d’un appartement ou d’une voiture, lister et prioriser ses critères de choix avant de visiter des appartements (prix, taille, situation géographique, proximité de service, calme, vue, etc.) ou d’essayer des voitures (prix, avantages, nombre de places, mode d’énergie, volume du coffre, puissance, transmission, etc.) permet non seulement un tri préalable, mais aussi un choix plus rationnel (qu’émotionnel). Finalement, on réduit les choix pour faciliter la décision tout en rationnalisant le choix final.
Choisir n’est pas toujours synonyme de renoncement
Ayant dépassé la dualité apparente de la situation (en recherchant plusieurs options) et ayant analysé les multiples options de manière raisonnée, il serait en outre important de prendre conscience qu’il est possible de choisir sans renoncer.
En réalité, le dilemme de l’âne de Buridan (à savoir choisir entre deux options, sans véritables alternatives et sans qu’une option soit meilleure que l’autre) n’en est pas véritablement un : il s’agirait plutôt de renoncer provisoirement à une option pour l’autre. Très souvent, plus que de devoir trancher irrémédiablement, les alternatives qui s’offrent à nous sont conciliables : l’âne pourrait passer du seau au picotin… Il s’agit donc d’une question de temporalité : tout au plus s’agit-il de choisir dans quel ordre réaliser les actions.
Choisir n’empêche pas de reconsidérer son choix
Concevoir qu’il y aurait un bon et un mauvais choix est à nouveau souvent une forme d’enfermement binaire, comme si c’était un verdict définitif. Seules les circonstances ultérieures feront que l’option retenue s’avérera bonne ou mauvaise, le pire étant parfois de ne pas faire de choix. De plus, face à des conséquences qui s’avéreraient particulièrement néfastes, rien n’empêcherait bien souvent de reconsidérer son choix. Dans le cas des relations de couple, la séparation n’est-elle pas une manifestation d’une forme de reconsidération de son choix ?
Là encore donc, la temporalité est déterminante : comme choisir n’est pas nécessairement synonyme de renoncement, mais priorisation, choisir n’est pas non plus un acte définitif, car des retours en arrière sont souvent possibles. Un peu à la manière de David Goggins dans Plus rien ne pourra me blesser, déterminer des points de contrôle permet par exemple de se fixer des limites soit au-delà desquelles il serait sage de revisiter son choix, soit au-delà desquelles un retour en arrière n’est plus envisageable.
Face à deux alternatives d’apparence égales, choisir de manière arbitraire demeure une possibilité
Finalement, on peut admettre que deux alternatives puissent paraître égales, voire également néfastes (choix cornélien). Mais placés dans une telle situation, nous pourrions, en dernier ressort, choisir arbitrairement. Même s’il fallait choisir entre deux besoins vitaux égaux – nous avons vu que soif et faim ne sont pas égaux en termes de létalité –, le choix pourrait se faire de manière arbitraire, ce qui serait toujours mieux que de ne pas choisir. C’est finalement le choix de Sophie, qui choisit de sauver son fils Jan, condamnant de fait sa fille Eva à la chambre à gaz. Mais contrairement au choix de Sophie, souvent, quel que soit le choix effectué, il permettrait ensuite de se tourner vers l’autre alternative…
Ainsi, considérant l’eau et l’avoine comme égaux, on pourrait choisir arbitrairement l’un ou l’autre : après quoi, on pourrait se reporter sur le deuxième ; et si, constatant qu’en mangeant, il est difficile de déglutir sans avoir bu préalablement, on pourrait reconsidérer son choix, et se tourner vers l’eau.
En conclusion, dans notre vie, on se limite trop souvent à une vision binaire d’une situation. Au contraire, il faudrait :
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- Partir à la recherche de 10 options ;
- Examiner les différentes options de manière objective ;
- Considérer la temporalité dans le processus de choix :
a. Choisir n’est pas toujours un renoncement, mais exige parfois de prioriser ;
b. Choisir n’est pas un acte définitif, des retours en arrière étant parfois possibles ; - Choisir de manière arbitraire est parfois plus vertueux que de ne pas choisir.
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Certes, décider, c’est accepter de faire des choix et par conséquent de prendre des risques. À l’inverse, ne rien décider est une façon de ne pas assumer les conséquences de ses choix. Dès lors, à l’aune de cette parabole, décider est parfois plus important que la décision elle-même. Car, comme le disait Jean-Paul Sartre, « l’homme est condamné à être libre » : la vie est une succession de choix (parmi des contraintes) et choisir de ne pas décider, c’est faire le choix de la passivité et de l’inaction, dont il faudra aussi assumer les condséquences.
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