Le miracle Spinoza

Références:
Lenoir, Frédéric
Le miracle Spinoza : Une philosophie pour éclairer notre vie
Livre de Poche
2019
Résumé
Baruch Spinoza était un philosophe dont la pensée est difficile d’accès. Dans cet ouvrage, Frédéric Lenoir offre une porte d’entrée accessible à ce philosophe précurseur qui, pour rappel, sera banni de la communauté juive pour hérésie à 23 ans, probablement parce que « […] la pensée de Spinoza constitue une véritable révolution politique, religieuse, anthropologique, psychologique et morale » (2019 : 14).
Influencé tant par les courants spirituels juifs que protestants et catholiques d’une part, que par le courant rationaliste incarné par Descartes – qui a émancipé la philosophie et les sciences de la théologie chrétienne – d’autre part, Spinoza dépassera les clivages entre spirituel et raison, pour « bâtir une philosophie globale qui ne fait plus la séparation entre le créateur et la création, entre le spirituel et le matériel, mais appréhende dans un même mouvement l’homme et la nature, l’esprit et le corps, la métaphysique et l’éthique » (2019 : 15). Comme il proposera une conception moniste de la religion (Dieu immanent, qui serait partout, sans dualité), il offrira aussi une conception moniste de l’être humain, en cessant de séparer le corps de l’âme : « [Le corps] est essentiel à la croissance de l’esprit, comme l’esprit est essentiel à la préservation et à la croissance du corps » (2019 : 175).
Du religieux au philosophique
Sous l’égide de l’un de ses principaux maîtres à penser, Franciscus Van den Enden, Spinoza basculera du religieux au philosophique : « D’une éducation religieuse dogmatique et rigoriste, fondée sur la crainte et l’espoir, qu’il délaisse dès la fin de l’adolescence, il se passionne pour une quête libre de la vérité et du bonheur véritable, fondée sur la seule raison » (2019 : 37-38). Et à ses détracteurs qui l’accusèrent d’hérésie, il répondra que foi et philosophie ne s’oppose pas : « La philosophie cherche la vérité et la béatitude suprême, tandis que la foi vise à l’obéissance et à la ferveur de la conduite » (2019 : 94). Il invitera aussi à donner un accès le plus démocratique et critique possible des Écritures, en cela plus proche du protestantisme que du catholicisme.
Spinoza distinguera deux acceptions de Dieu, comme l’auteur le résume au travers d’une citation d’Einstein : « On lui a souvent demandé s’il croyait en Dieu. [Einstein] répondait toujours la même chose : au Dieu de la Bible, non, mais au Dieu cosmique de Spinoza, oui » (2019 : 170-171). Au Dieu considéré comme le créateur suprême préexistant au monde, Spinoza opposera un Dieu immanent, qui n’aurait pas créé le monde, et qui serait partout, mettant un terme à toute dualité : « [Spinoza] naturalise l’esprit autant qu’il spiritualise la matière » (2019 : 167), renvoyant aux oubliettes les miracles et autres péchés, leur préférant le déterminisme naturel. Cette vision très originale, qui s’opposera à toute la tradition judéo-chrétienne de l’époque, était proche, selon Frédéric Lenoir, de celle des anciens textes indiens : « Cette doctrine identifie ainsi le divin impersonnel (le brahman) et l’âme individuelle (l’âtman). Le chemin de la sagesse consiste à prendre conscience que le brahman et l’âtman ne font qu’un, que chaque individu est une partie du Tout cosmique » (2019 : 168-169) :
« L’itinéraire de la sagesse ne sera donc pas une ascension vers le ciel ou l’au-delà indicible, mais un approfondissement de l’existence elle-même, dans notre monde unique, la Nature. » (Misrahi, Robert 2005 : Spinoza, Entrelacs, p. 54, cité par Lenoir 2019 : 170)
Quant à la première acception de Dieu, Spinoza aura un discours critique à l’égard de toutes les religions monothéistes de l’époque, qui la propageaient :
« Spinoza critique avec la même force toutes les religions lorsqu’elles activent les passions tristes des individus, notamment la peur, pour mieux les asservir ; lorsqu’elles se détournent de leur unique vocation – favoriser le développement de la justice et de la charité par le biais de la foi – pour distiller la haine de l’autre et l’intolérance ; lorsque les croyants font preuve d’hypocrisie ou se croient supérieurs aux autres. C’est tout cela que Spinoza dénonce avec force dans toutes les religions. » (2019 : 110)
Il se demandera d’ailleurs pourquoi nombre de croyants se plie à une « superstition » – « meilleur moyen de gouverner les masses » (2019 : 73) – sur laquelle prospéraient les religions de l’époque : « C’est parce que la vie est incertaine, faite de hauts et de bas, que nous sommes portés à croire à toutes sortes de fables, qui nous aident à conjurer la crainte et allumer l’espoir » (2019 : 72). Et il reprochera à ces faux croyants de « conserver de la religion que le culte extérieur » (2019 : 74), en lieu et place de « pratiquer la justice et la charité » (2019 : 78), « qui fondent toute vie sociale harmonieuse » (2019 : 93). Finalement, ce que préconisera Spinoza, c’est un dépassement des religions monothéistes par une sagesse philosophique.
Du politique au philosophique
Sur le terrain politique, selon Frédéric Lenoir, Spinoza se serait interrogé sur le meilleur modèle possible. Pour Spinoza, c’est parce que l’humain est gouverné par des passions négatives, et non par la raison, qu’un modèle politique est nécessaire pour vivre en cohésion :
« À l’état de nature, il n’y a ni bien ni mal, ni juste ni injuste, les hommes cherchant uniquement à conserver ce qu’ils aiment et à détruire ce qu’ils haïssent. Si les hommes vivaient sous l’emprise de la meilleure partie d’eux-mêmes, la raison, ils ne causeraient jamais de tort à autrui. Mais comme ils vivent davantage sous l’emprise de leurs passions (les émotions, l’envie, la jalousie, le besoin de dominer, etc.), les êtres humains s’entredéchirent. » (2019 : 127-128)
Il privilégiera donc la démocratie, qui favorise la liberté de penser, de croire et de s’exprimer. Toutefois, il observera, bien avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler par voie démocratique, l’importance de l’éducation des citoyens, qui sinon, « davantage mus par leurs émotions que par leur raison, pourront élire des dictateurs ou des démagogues » (2019 : 137). Enfin, « Spinoza avait compris, trois siècles avant Gandhi, que la véritable révolution est intérieure et que c’est en se transformant soi-même qu’on changera le monde » (2019 : 137).
De la philosophie à la sagesse
Sa philosophie s’échafaudera sur un parcours de vie parsemé de nombreuses épreuves, qui le conduiront à s’interroger sur le sens de l’existence : orphelin de sa mère à six ans, deuils familiaux successifs, faillite du négoce familial, bannissement violent de la communauté juive (et du reste de sa famille), tentative d’assassinat, déception amoureuse, santé fragile (il décèdera à 45 ans des suites de sa tuberculose)… Or, Spinoza « chercha durant toute son existence à mettre en cohérence sa pensée avec ses actes » (2019 : 20). Il incarna ainsi les valeurs qu’il défendait : exclu pour ses idées, il se retirera à la compagne tout en fréquentant les cercles intellectuels ; il vivra modestement et démontrera un réel désintéressement en regard des richesses.
Frédéric Lenoir met en exergue une citation de Spinoza : « Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre » (2019 : 7, 21). Cette citation serait au cœur de la philosophie rationaliste de Spinoza. Le philosophe était en effet convaincu que tout était rationnel, que tout avait une explication logique, et qu’il s’agissait de chercher à mettre en lumière les mécanismes à l’œuvre, et qui détermineraient l’être humain : « La jalousie ou la colère, même les plus folles, ont une explication tout aussi logique qu’un orage ou une éruption volcanique » (2019 : 21). Selon Lenoir, Spinoza fera ainsi l’apologie de la compréhension plutôt que du jugement, condamnant l’ignorance au profit de la connaissance, cette dernière étant la seule voie à la liberté : « Spinoza ne porte aucun jugement sur les actes humains : il cherche plutôt à les comprendre en vue de les améliorer » (2019 : 24).
On retrouve ici l’un des principes phares de toute existence consciente, à savoir la proactivité, sertie ici de rationalité : « Plutôt que de réagir face aux événements avec nos émotions, essayons de les comprendre » (2019 : 22) :
« Nous pourrons porter un regard rationnel, juste, et donc apaisé, sur toute situation. Cela n’enlève pas la condamnation ou la critique de telle ou telle action, mais on envisagera, par exemple, un crime comme on considérera un tremblement de terre. » (2019 : 22)
Il s’agirait donc de ne plus être esclave de sa réactivité : « […] L’homme […] se croit libre, alors qu’il est en réalité soumis au pouvoir de son imagination, de ses désirs, de ses pulsions, de ses émotions » (2019 : 142).
On retrouve ainsi l’apologie de la connaissance à travers la raison, pour saisir ses propres schémas de fonctionnement (référence à Freud ou à Bourbeau) :
« Une colère s’explique aussi bien qu’une tornade, et la jalousie a des causes aussi rationnelles qu’une éclipse de soleil.
C’est la raison pour laquelle Spinoza appelle à ne poser aucun jugement sur les hommes et leurs actions, car il est impossible de les comprendre tant qu’on n’a pas compris les causes profondes qui les meuvent. » (2019 : 188-189)
Au cœur de ce déterminisme, et donc sans parler de libre arbitre, il serait toutefois possible de faire des choix dans le ici et maintenant, pour tendre au bonheur (par une voie du milieu individuelle – au travers de toute la philosophie, Spinoza semble combattre les principes universels pour célébrer l’individu, dans sa spécificité et son individualité –, en étant attentif à ce qui est bon pour soi, quant à l’alimentation, aux activités physiques, aux nourritures de l’esprit, aux fréquentations…) :
« Tout notre bonheur et tout notre malheur proviennent des choses, des idées et des êtres qui vont nous affecter […].
Mais nous pouvons aussi prendre notre destinée en main et décider de devenir plus lucide sur nous-mêmes et sur les autres, d’acquérir une meilleure connaissance des lois universelles de la vie et de notre nature singulière. Fruit de l’expérience et de la raison, cette connaissance nous permet ainsi de savoir ce qui est bon et mauvais pour nous, ce qui s’accorde ou ne s’accorde pas à notre nature, ce qui augmente ou diminue notre puissance et notre joie » (2019 : 192-193).
Au regard éclairé porté sur les événements et les choses (non jugement), que l’on retrouve par exemple dans le bouddhisme, s’ajoute le principe du non attachement : « Toute notre féliciter et notre misère dépendent de la seule qualité de l’objet auquel nous sommes attachés par amour » (2019 : 29). Ainsi, Spinoza aurait très vite observé la futilité de certains désirs : « […] L’esprit est tellement diverti par la recherche de la richesse, des honneurs et des plaisirs sensuels qu’il peut difficilement se consacrer à la recherche d’autres biens. […] Ces biens apparents se transforment tôt ou tard en maux et en tristesse » (2019 : 39-40) :
« Si nous sommes attachés aux biens futiles, comme les honneurs et la richesse, nous connaîtrons les maux liés aux aléas de ces biens, tandis que si nous recherchons la sagesse et nous nous attachons aux choses les plus nobles, notre bonheur sera plus fort et plus constant » (2019 : 40).
À noter qu’il ne rejettera pas les biens extérieurs, mais qu’il les considèrera « comme des moyens et non des fins, ce qui lui permet d’en faire un usage modéré » (2019 : 41).
En revanche, les principes du non jugement et du non attachement seraient primordiaux dans la promotion du désir, car d’eux dépendent, comme on va le voir, le choix des bons désirs individuels…
De la joie au désir
Au contraire de philosophies telles que l’épicurisme ou le stoïcisme, à la recherche d’une forme de sérénité (équanimité) exempte de joie, la « quête de sagesse » de Spinoza serait la même « – ne plus faire déprendre son bonheur des causes extérieures –, mais [l’]orientation originale vers la joie caractérise en propre […] la sagesse spinoziste » (2019 : 39).
Pour Spinoza, la réelle dualité se jouerait entre deux sentiments fondamentaux au cœur de l’humain, la joie et la tristesse. Pour définir cette dualité joie-tristesse, le philosophe partira du constat que « […] chaque organisme s’efforce de progresser, de grandir, de parvenir à une plus grande perfection. Il vise ainsi à augmenter sa puissance » (2019 : 179) :
« […] La joie est l’affect fondamental qui accompagne toute augmentation de notre puissance d’agir, comme la tristesse est l’affect fondamental qui accompagne toute diminution de notre puissance d’agir. L’objectif de l’éthique spinoziste consiste, dès lors, à organiser sa vie grâce à la raison pour diminuer la tristesse et augmenter la joie jusqu’à la béatitude suprême » (2019 : 181).
Faisant l’apologie de la connaissance, Spinoza sera sensible à la manière dont l’être humain peut voir le monde à travers un prisme déformant, à commencer, selon Frédéric Lenoir, par le diktat du corps lui-même : « La perception que nous avons du monde et les idées qui en découlent sont liées à la manière dont notre corps est constitué et affecté par le monde extérieur » (2019 : 176). Spinoza fera la promotion de la raison pour observer plutôt que la promotion de croyances pour juger, seule voie selon lui vers une joie durable : « Selon que notre mode de connaissance est davantage lié à notre imagination ou à notre raison, la joie qui découlera ne sera pas de même nature » (2019 : 183).
Or, on toucherait ici à l’une de ses plus grandes originalités, l’apparente contradiction entre le non attachement et une forme de promotion du désir : « [Spinoza] pose trois sentiments de base, d’où tous les autres découlent : le désir, qui exprime notre effort pour persévérer dans notre être ; la joie, qui permet l’augmentation de notre puissance d’agir ; la tristesse, qui diminue notre puissance d’agir » (2019 : 196). Or, pour réduire les adjuvants de la tristesse et cultiver les adjuvants de la joie, il faudrait changer, et « le moteur du changement, c’est le désir » (2019 : 201).
Contrairement à l’ascèse, qui pousserait au renoncement, Spinoza mettra le désir sur un piédestal : « Le désir n’a donc, en soi rien de mauvais, bien au contraire. Ne plus rien désirer, c’est éteindre la flamme de la vie » (2019 : 204). Mais pour qu’il soit bénéfique, le désir devra être bien orienté, et c’est là toute la nuance de ses propos : « La sagesse ne consiste donc pas à brimer l’élan vital, mais à le soutenir et à le guider. Elle ne consiste pas à diminuer la force du désir, mais à l’orienter » (2019 : 205) ; « Apprendre à l’orienter vers des personnes ou des choses qui augmentent notre puissance et notre joie au lieu de la diminuer » (2019 : 206) ; « La “gestion” du désir, sa réorientation, deviennent la clé du bonheur et de l’épanouissement » (2019 : 209).
Et Frédéric Lenoir tisse ainsi un lien entre cette promotion du désir et la proactivité :
« Il remplace la dualité raison/affectivité par la dualité activité/passivité. La passivité […] est un état où nous sommes mus par des causes extérieures et des idées inadéquates. L’activité intervient lorsque nous agissons à partir de notre nature propre et d’idées adéquates.
[…] Nous vivons le plus souvent sous l’emprise de nos passions, qui nous apportent des joies passive, donc provisoires, voire des tristesses. » (2019 : 213-215)
Cette orientation du désir pourrait par exemple être alimentée par le ikigai, autrement dit les buts propres que chacun se fixerait individuellement. Ainsi, un désir ne serait pas bien ou mal en soi : si un désir est alimenté par des illusions, par un imaginaire, par le pouvoir des sentiments et des émotions, par passion, par des fréquentations inadéquates ou encore par des « idées inadéquates » (richesses, honneurs et plaisirs sensuels), on sera aveuglé et le désir sera finalement nuisible à sa puissance vitale ; en revanche, si un désir est alimenté par la raison, par des relations qui font grandir, par des « idées adéquates » (règle d’or) et par son ikigai, on discernera mieux ce qui est « bon pour soi » et le désir contribuera alors à une augmentation de sa puissance vitale : « Le salut et le bonheur véritables passent par une remise en ordre rationnelle de leur vie intérieure et de leur affectivité » (2019 : 226) :
« […] C’est à l’intérieur de nous qu’il faut chercher ce qu’il convient de faire, […] à travers une observation de soi minutieuse qui nous permet de discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais pour nous. » (2019 : 227)
Finalement, le lien entre le bonheur (la joie) et une bonne gestion des désirs est clairement établi : « L’ignorant sera ainsi esclave de ses passions, et finalement malheureux, […] quand le sage agira sous l’emprise de la raison et sera heureux, car libéré de la servitude de l’ignorance et des passions » (2019 : 235). On semble retrouver ici l’enseignement bouddhique des quatre nobles vérités menant à l’équanimité par la connaissance.
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