Le lâcher-prise selon Épictète

par | Fév 18, 2023 | 0 commentaires

Références:

Cornette de Saint Cyr, Xavier

Le lâcher-prise selon Épictète : accepter ce qui est pour cheminer vers le bonheur

Jouvence

2017

Résumé

Par la présentation de la philosophie d’Épictète (esclave affranchi, Ier siècle après J.-C.), Xavier Cornette de Saint Cyr aborde les notions de lâcher-prise et plus globalement de stoïcisme, courant philosophique contemporain (au sens large du terme) de l’épicurisme, du cynisme et du scepticisme. L’auteur observe, à propos de ces quatre courants philosophiques, qu’ils sont « avant tout des modes de vie : au lieu d’accumuler des connaissances, il s’agit de s’améliorer, de se réaliser et finalement de chercher des réponses pratiques aux questionnements que la vie nous adresse » (2017 : 115). À côté d’Épictète, d’autres figures de cette « philosophie du portique » peuvent être signalées, comme Zénon, Cléanthe, Chrysippe ou encore Marc Aurèle.

Levons en prémisses un malentendu : le stoïcisme est à l’origine de l’expression « être stoïque », signifiant dans le langage courant présenter une forme d’impassibilité ou d’indifférence face à la douleur (qu’elle soit physique ou psychique), ce qui en réalité ne rend pas justice à ce courant philosophique. Le cœur de ce dernier serait plutôt qu’il y a ce sur quoi on ne peut pas agir, et qu’il faut accepter (accueillir), et ce sur quoi on peut agir, et sur lequel il faut mettre son énergie. Une méprise similaire concerne d’ailleurs l’épicurisme : « être épicurien » signifie dans le langage courant présenter un penchant soutenu, voire excessif, pour des plaisirs matériels ou sensuels immédiats, sans véritablement se soucier des conséquences. Or, ce sens courant ne rend pas justice au courant philosophique de l’épicurisme, qui vise à l’inverse à « distinguer […] ce qui nous est essentiel du superflu pour en user sans jamais en abuser » (Cornette De Saint Cyr 2018 : 10).

Ce malentendu étant levé, le stoïcisme porte finalement sur une forme de résilience, ou la capacité à supporter les événements douloureux de l’existence, notamment par le lâcher-prise sur ce sur quoi on n’aurait pas prise (zone de contrainte). En effet, nous serions responsables de la douleur provoquée par toute résistance vaine : « Identifier ce qui nous appartient pour vivre en harmonie avec ce qui nous arrive est le gage d’une vie apaisée et plus heureuse » (2017 : 11) :

« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses. » (Épictète, Manuel, V, p. 185)
« Faire dépendre notre bonheur d’un événement ou d’une personne sur lesquels nous n’avons pas de prise est la source de la plupart de nos malheurs. » (2017 : 41)

Il s’agirait dès lors de distinguer ce qui relève de notre zone d’autonomie (« nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions ; en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent » (Épictète, Manuel, I, p. 183) de ce qui relève de notre zone de contrainte, à savoir : « notre corps, […] la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas » (Épictète, Manuel, I, p. 183). Puis, il s’agirait de mettre l’énergie sur la première zone et non sur la deuxième : « Le lâcher-prise n’est pas une réaction passive à ce que nous ne pouvons contrôler, mais une mise en action par rapport à ce qui est en notre pouvoir » (2017 : 81).

« Que je puisse avoir la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer des choses qui peuvent l’être et la sagesse d’en connaître la différence. » (citation attribuée à Marc Aurèle par Cornette de Saint Cyr 2017 : 73)

Loin d’être une philosophie fataliste ou de la résignation, le stoïcisme inviterait donc à se concentrer sur ce sur quoi il est possible d’agir : « […] Si le lâcher-prise est l’acceptation d’une situation, cela n’empêche nullement que vous décidiez d’une action allant dans le sens de ce que vous voulez » (2017 : 64). Ainsi, on ne pourrait pas changer les autres, mais on pourrait se changer soi-même : « Épictète nous invite donc à distinguer les situations sur lesquelles on peut avoir une prise de celles pour lesquelles on ne peut rien faire et ce, sans se désintéresser de tout ni se résigner » (2017 : 68).

« Ce n’est qu’en trouvant la paix en soi, que l’on peut vivre en paix avec les autres. » (XIVe Dalï-Lama)

Lâcher-prise et acceptation
L’auteur (2017 : 56-57) énonce une série d’expressions qui pourraient indiquer une propension à privilégier la résistance face à une zone de contrainte :

– Ruminer longuement un échec ;
– Ressasser des trahisons passées ;
– Se mettre en colère face à un imprévu, à la circulation ou si on doit attendre ;
– Renoncer à faire quelque chose de peur d’échouer ;
– Faire passer ses tracas professionnels avant ses moments de repos ;
– …

Dans ces cas de figure, le résultat et les conséquences seraient connues : « Si vous voulez absolument contrôler ce sur quoi vous n’avez pas de pouvoir, c’est un combat perdu d’avance et qui peut coûter cher (santé physique, psychique ou relationnelle) » (2017 : 66). Il faudrait dans ce cas au contraire privilégier l’accueil, l’acceptation et le lâcher-prise :

« […] Le stoïcisme demande de ne pas se révolter inutilement. […] Puis, il recommande d’agir à condition que l’on puisse agir. » (2017 : 89)

À titre d’exemple, il s’agirait en tout temps de prendre soin de son corps. Puis, face à la maladie, il s’agirait de se soigner. Et enfin, face à la mort, il s’agirait de s’y préparer sereinement.

Lâcher-prise et besoin de contrôle
Le lâcher-prise, ce serait donc accepter ce qui est (dans une zone de contrainte), d’accepter de ne pas tout contrôler (car tout n’est pas contrôlable) et enfin d’avoir confiance dans ce qui arrive.

« Attitude et caractère de l’homme vulgaire : il n’attend jamais rien, en bien ou en mal, de lui-même mais toujours tout des autres et des choses extérieures. Attitude et caractère du philosophe : il n’attend tout, en bien ou en mal, que de lui-même. » (Épictète, Manuel, XLVIII, 1, pp. 205-206)

L’auteur recommande des outils comme une activité sportive ou ludique, le yoga, le jardinage ou encore la méditation pour tendre vers ce lâcher-prise. En revanche, nombre de manifestations témoignent selon l’auteur d’une incapacité au lâcher-prise (2017 : 61-62), toutes finalement rattachées à la peur de perdre le contrôle :

– Besoin de dominer ;
– Besoin d’avoir raison ;
– Besoin de programmer et maîtriser l’avenir ;
– Besoin de comprendre ce qui arrive ;
– Besoin de donner une image de soi ;
– Besoin de maîtriser les personnes et les choses, de peur de les perdre.

« Se détacher du désir d’être constamment dans la maîtrise, quitter la peur de voir quelque chose ou quelqu’un nous échapper. C’est donc décider de ne plus vouloir maîtriser ce sur quoi nous n’avons pas de prise. Il n’y a là aucune résiliation ni passivité. Tout au contraire, c’est retrouver sa liberté et sa sérénité en cessant d’être bloqué par un problème que parfois nous avons nous-mêmes créé et entretenu. » (2017 : 12-13)

Lâcher-prise et impermanence
Sur bien des points, le stoïcisme semble rejoindre certains concepts bouddhistes. On y retrouve les principes d’impermanence, de cause à effet et de coproduction conditionnée : « Il y a un ordre à tout cela, il existe un sens. Cette manière de concevoir le monde, tout aussi vraie que toute autre, présente l’avantage d’être dans l’acceptation de ce qui se passe » (2017 : 75) :

« Ce qui nous rend malheureux, c’est de vouloir contrôler l’incontrôlable, retenir l’insaisissable et prévoir l’imprévisible. » (2017 : 80)

Illustrant ses propos par l’exemple d’une relation entre deux êtres (amour ou amitié), l’auteur résume ainsi ce principe d’éphémérité : « Lâcher prise, c’est savoir savourer la relation tant qu’elle existe et qu’elle se vit au lieu de s’angoisser d’une fin que nous ne connaissons pas. Lâcher prise, c’est également, quand la relation est achevée, se réjouir de l’avoir vécue si elle était belle plutôt que de vouloir qu’existe encore ce qui n’existe plus » (2017 : 84).

« N’oublie jamais que tout est éphémère, alors tu ne seras jamais trop joyeux dans le bonheur ni trop triste dans le chagrin. » (Socrate, cité par Cornette de Saint Cyr 2017 : 104)

En ce sens, le stoïcisme aurait aussi quelque chose de la philosophie du dépouillement, car moins on possèderait, moins on serait soumis aux aléas de la vie : « Si posséder une lampe en fer entraîne le risque de se la faire voler, autant avoir une lampe en terre qui éclaire tout aussi bien sans pour autant attirer la moindre convoitise » (2017 : 17) :

« Le maître d’un homme, c’est celui qui a la puissance sur ce que veut ou ne veut pas cet homme, pour le lui donner ou le lui ôter. Que celui donc qui veut être libre, n’ait ni attrait ni répulsion pour rien de ce qui dépend des autres ; sinon, il sera fatalement malheureux. » (Épictète, Manuel, XIV, 2, p. 189)

Il s’agirait dès lors de distinguer ce qui nous est vraiment nécessaire de ce que d’autres « s’ingénient à faire croire comme étant indispensable » (2017 : 91). L’auteur cite un proverbe chinois éloquent :

« Prétendre contenter ses désirs par la possession, c’est compter que l’on étouffera le feu avec de la paille » (proverbe chinois cité par Cornette de Saint Cyr 2017 : 92)

Très proche des quatre nobles vérités et de la voie du milieu, le stoïcisme inviterait donc à ne pas s’attacher « à des personnes ou des biens comme s’ils étaient définitifs ou dureraient éternellement » (2017 : 28). Une même modération irait en regard des passions : « […] Quand elles ont raisonnables, elles sont les bienvenues ; les mouvements du cœur ne sont pas à supprimer, mais à contenir » (2017 : 29) :

« […] C’est une chose que d’éprouver une émotion négative (tristesse, colère ou peur), c’en est une autre que de rester figé et d’en vouloir à la terre entière. » (2017 : 43)

Fort de ce principe, et d’une idée générale qu’il faudrait vivre « selon la nature », notamment en acceptant de faire partie d’un tout plus grand – qu’il ne faut pas vouloir contrôler mais auquel il faudrait faire confiance.

Lâcher-prise et pensées limitantes
Lâcher prise, ce serait enfin changer son regard sur les événements. Pétris dans nos pensées limitantes, on jugerait souvent les événements à partir d’une grille de lecture bornée, voire obtuse. Il s’agirait alors de porter un regard neuf sur les événements, de rechercher des solutions innovantes : « […] Nous sommes malheureux non pas à cause des événements en eux-mêmes mais par la manière dont nous les interprétons et les ressentons » (2017 : 72) ; « Le stoïcien ne cherche pas à contrôler le destin, mais à ajuster le regard qu’il y porte » (2017 : 74).
La réalité dépendrait ainsi du regard porté sur le monde, y compris au travers des pensées négatives et des pensées limitantes :

« Toutes nos activités sont fondées sur nos jugements. En fonction de la représentation que nous nous faisons des choses extérieures, nous déterminons leur effet sur nous. » (2017 : 25)

Les limites du lâcher-prise
Si le stoïcisme est une philosophie qui pourrait s’appliquer dans n’importe quelle circonstance, l’auteur invite à la prudence : il y a des circonstances où rien n’est possible. Il donne l’exemple du décès d’un proche. Dans un premier temps, il faudrait accepter la douleur sourde que cela peut engendrer, sans chercher à appliquer mécaniquement le lâcher-prise. Ce n’est que dans un second temps, « une fois l’émotion apaisée, [que] nous pouvons comprendre que la fin d’une relation ou le décès d’une personne aimée était un élément qui ne dépendait pas de nous » (2017 : 88).

Le stoïcisme serait donc une philosophie pratique qui inviterait en tout premier lieu à distinguer zone de contrainte et zone d’autonomie, pour accueillir les éléments liés à la première et mettre son énergie sur les éléments liés à la deuxième.

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