Tendre à l’équanimité
Les quatre nobles vérités du bouddhisme auraient été exposées pour la première fois lors du sermon de Bénarès (sermon de Sarnath) par Siddhârta, devenu le Bouddha. Une traduction de ce texte fondateur est disponible en annexe (pp. 122-124) de l’ouvrage de Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, qui présente par ailleurs une bonne synthèse des quatre nobles vérités.
1ère noble vérité (constat) : |
Le principe fondateur de cette 1ère noble vérité est que « tout ce qui est impermanant est dukkha » (Rahula 1961 : 37). Or, cette souffrance pourrait prendre trois aspects. (1) Le premier aspect de la souffrance est la souffrance ordinaire (naissance, vieillesse, mort, maladie, perte ou non obtention d’une personne ou d’une chose souhaitée). Il en va par exemple ici de l’impermanence des valeurs matérielles ou sociales (égo), mais également de la santé. Au vu de ces nombreuses sources de souffrance, il serait donc illusoire de croire à une vie au bonheur permanent. (2) Or, cette souffrance est produite par le changement, second aspect de la souffrance. Réaliser que « tout est impermanence, et que cette impermanence qui alimente le désir est la principale cause de la souffrance » (Lenoir 2009 : 226) est le deuxième aspect : « C’est notre attachement à la permanence qui nous fait souffrir » (Cornette de Saint Cyr 2018 : 35). Il s’agirait donc d’embrasser la souffrance, en la regardant en face. (3) Le troisième aspect de la souffrance, en tant qu’état conditionné, fait référence à la finitude de l’humain et de ses 5 agrégats. Il s’agirait ainsi de renoncer à croire en sa propre existence, celle d’un moi, d’un être, d’une âme. En effet, selon le bouddhisme, cet être est en réalité une composition de 5 agrégats en perpétuel changement, régie par le principe de causalité (causes et effets) :
Toutefois, « il n’est pas dit que la vie est souffrance, mais qu’il y a de la souffrance dans la vie » (Cornette de Saint Cyr 2018 : 37) : « La souffrance dans le monde est omniprésente et universelle. Inhérente à la condition humaine, elle est fondée sur l’impermanence de toute chose qui se décline en insatisfaction permanente de nos désirs, en incertitude de la pérennité de tout et en certitude que nous avons tous une finitude » (Cornette de Saint Cyr 2018 : 27-28). Loin d’être pessimiste, le bouddhisme serait donc réaliste : « Bien que la vie contienne de la souffrance, un bouddhiste ne doit pas être morose à cause d’elle » (Rahula 1961 : 48). |
2ème noble vérité (diagnostic) : l’origine de la souffrance (dukkha) est la soif |
La principale cause de la souffrance, son principal moteur, est le désir, la soif, qui se manifeste sous différentes formes :
« Cette soif insatiable du plaisir des sens et de l’existence même » (Lenoir 2009 : 228) serait à l’origine de la souffrance. Et si la soif n’est pas l’unique cause de la souffrance, elle en est la principale : « Le monde manque (souffre de frustration) et il désire avidement ; il est esclave de la “soif” » (Rahula 1961 : 51). Il y aurait ainsi deux formes de souffrance : la souffrance physique ou mentale d’une part ; la souffrance causée par le changement et l’impermanence de toute chose d’autre part : « Désirer l’immuabilité est une illusion car le bonheur est une intermittence » (Cornette de Saint Cyr 2018 : 32) ; « […] C’est notre incapacité à accepter l’impertinence qui règne partout […] » (Miquel 2017 : 6). Or, la vie elle-même, et ses 5 agrégats, est en changement permanant : « […] Même pendant la durée de cette vie, nous naissons et mourrons à chaque instant, et pourtant nous continuons d’exister. […] Ainsi, selon le point de vue bouddhiste, la question d’une vie après la mort ne constitue pas un grand mystère […]. Tant qu’il y a la “soif” d’être et de devenir, le cycle de continuité (samsara) se poursuit » (Rahula 1961 : 55-56). Enfin, poser un diagnostic « […] ne signifie évidemment pas la fin objective de la vieillesse, de la maladie, des malheurs, de la mort, mais la capacité que peut acquérir l’individu de les observer comme des éléments extérieurs qui ne sont plus source de violence émotionnelle » (Lenoir 2009 : 228). Prendre conscience de l’origine de la souffrance et comprendre les mécanismes systémiques en jeu (interdépendance de multiples facteurs) permettent de travailler la souffrance. |
3ème noble vérité (pronostic) : |
Constatant qu’il y a de la souffrance dans la vie et que cette dernière proviendrait d’abord d’une soif de permanence, la 3ème noble vérité pronostique qu’il est possible de cesser cette souffrance : « C’est en progressant dans le détachement, voire dans l’arrachement à soi, aux désirs et aux illusions inhérentes à l’égo, que l’on progresse dans la vérité » (Lenoir 2009 :226). Il s’agirait de tendre à un non attachement, « dans une distance salutaire, de soi à soi » (Lenoir 2009 : 228). Il s’agirait de se défaire de ses croyances, illusions et pensées limitantes, pour tendre au lâcher-prise : « Ce n’est pas n’avoir aucun attachement ni vivre coupé de toutes ses propres émotions mais, lorsque la souffrance est là, de constater, de chercher en quoi cet attachement peut être modifié […] » (Cornette de Saint Cyr 2018 : 43) : « […] Lorsqu’il éprouve une sensation plaisante, déplaisante ou neutre, il sait que cela est impermanent, que cela ne l’attache pas, que ce n’est pas éprouvé avec passion » (Rahula 1961 : 62). « Capacité d’observation de ce qui se passe d’une part, concentration calme et apaisée d’autre part : tel est le couple fondamental » (Miquel 2017 : 58) permettant de se libérer du désir, de la vanité, de l’illusion, de l’attachement… Pour atteindre le nirvana (autrement dit une forme de liberté), il faudrait lâcher-prise, disposer d’une distance libératoire, en comprenant les mécanismes à l’œuvre et en prenant conscience des facteurs en jeu. La sagesse serait donc la voie de la libération de la souffrance : « [La souffrance] naît à cause de la “soif” et elle prend fin à cause de la sagesse » (Rahula 1961 : 65). |
4ème noble vérité (prescription) : remèdes pour se délivrer de la souffrance (dukkha) |
Dénonçant la vacuité des pratiques extrêmes (dont l’ascèse telle que la promeut par exemple le jaïnisme, Cornette de Saint Cyr 2016 : 21), le principal courant du bouddhisme invite à la voie du milieu. À travers principalement la méditation (« Cette pénétration n’est possible que lorsque l’esprit est libéré de toutes impuretés et qu’il est complètement développé par la pratique de la méditation », Rahula 1961 : 68), il s’agit de trouver un calme intérieur indépendant des perturbations extérieures et intérieures, pour tendre finalement à l’équanimité et à la compassion : « Il rend service aux autres de la manière la plus pure, car il n’a pas de pensée pour lui-même, ne cherchant aucun gain, n’accumulant rien, même les biens spirituel, parce qu’il est libéré de l’illusion du Soi et de la “soif” de devenir » (Rahula 1961 : 67). L’octuple sentier regrouperait les huit remèdes complémentaires pour se délivrer de la souffrance. Il peut paraître surprenant que la délivrance de la souffrance puisse se faire à travers un soi, un ego : « Cela signifie simplement qu’on ne doit compter que sur soi-même et non pas sur autrui » (Rahula 1961 : 85) : « Chacun est son propre refuge » (Rahula 1961 : 85) : ; « Demeurez en faisant de vous-même votre île (votre soutien) , faisant de vous-même votre refuge, (ne cherchant) personne d’autre pour votre refuge » (Rahula 1961 : 86). |
Une bonne illustration de la différence entre les événements de la vie et la souffrance qu’ils engendrent est la distinction entre la douleur et la souffrance. Frédéric Lenoir reconnaît que la douleur est universelle (première noble vérité) : « Mais lorsqu’à la douleur physique ou morale s’ajoutent la colère, la tristesse, la haine, le ressentiment, le refus, le déni ou la plainte, alors la souffrance psychique et spirituelle vient s’ajouter à la douleur objective que nous ressentons » (Lenoir 2018 : 44) :
« C’est donc une erreur d’être impatient à propos de la souffrance. Être impatient, s’en irriter, ne la fait pas disparaître. Cela ne fait au contraire qu’accroître notre affliction, qu’aggraver et rendre plus amère une situation déjà pénible. Ce qu’il faut, c’est éviter de se laisser aller à l’impatience, à l’irritation, mais comprendre, au contraire, la souffrance, comprendre comment elle vient, comment on peut s’en débarrasser et y travailler avec patience, avec intelligence, avec détermination, avec énergie. » (Rahula 1961 : 48)
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